Mers
Exhibition de la mer
(Sur la série photographique Mers d’Adrienne Arth, Claude Ber écrivain)
Bleu roi, bleu ciel, bleu nuit, bleu outremer, bleu indigo, bleu turquoise, bleu vert, vert mer, vert émeraude, vert jaune, vert gazon, vert de gris, gris souris, gris vert, gris bleu, gris blanc, blanc de chaux, blanc de lait, blanc de craie… Le compte est sans fin comme celui des métamorphoses et des analogies : glace, neige, sérac, pics, ganses, résilles, dentelles, jets, gouttes, flaques, fleuve, cascade, tourbillon, maelström, ruisselet, rivière, replis, chair, sexe, boyaux, gorge, gueule, langue, dents, crocs, mâchoires, soie, toile, velours, peluche, acier, cuir, crème, croûte, eau… Eau simplement. La chair épaisse et la peau translucide de la mer.
Le compte est sans limite des Mers, de la même mer, qui exhibe dans la multiplicité de ses métamorphoses, un catalogue de fragments d’univers. C’est cela qui est donné dans une monstration, où la photo ne paraît nullement saisir la mer – ridicule serait cette prétention – mais plutôt l’accueillir, la laissant se montrer, parader jusqu’à l’indécence. Sensuelle, sexuelle. Femelle dans ce creux qui s’ouvre herbé d’ombre, puis mâle soudain dressant du fond d’elle-même un rouleau membru.
Mer charnelle qui vient à l’objectif précis, aigu, attentif et ample, capable de la recevoir sans la réduire, de l’humaniser à taille d’une image sans entamer son immensité non humaine.
Ce n’est pas l’œil qui regarde, c’est la mer qui se montre, qui veut bien se montrer à la patience de l’apprivoisement.
Une mer de partout et de nulle part déboule, glisse, se coule, se love, bondit, jaillit, sursaute, coule, roule, caresse, emporte, arrache, bouscule, balaye, arase. Une mer incalculable, de millénaires passés et à venir.
Cette double sensation de pouvoir comme jouer d’une mer à portée de regard qui accepte de se laisser anthropomorphiquement désigner, et, en même temps d’insaisissable, de conscience de la disproportion entre mer et mots, cela l’image la donne. Avec l’illusion de l’accessible dans l’inaccessible. Invitant au ludique, à un ballet aussi riant que la belle bleu soulevant ses jupons et balayant ce jeu enfantin d’un brusque coup de vague.
La mer seulement. Sans nous. Simplement la mer que son nom ne peut contenir et qui emporte toute langue dans sa rumeur. Car on l’entend, en plus, qui jase, gargouille, murmure, gronde, souffle, mugit, éclate, explose, retentit et ce concert de bruits s’anéantit dans son silence.
Images ni pittoresques, ni cliniques, ni descriptives ni narratives. Une fenêtre ou la mer entre, entièrement la mer. Dont l’œil regarde.
Mer minérale animale, liquide, pierreuse, ourlet de lèvres, macro gencives dentelées, feu d’artifice, éclaboussures, bouffées de vent, claque d’os puis sa salive, ses humeurs, ses liquides, son sans limite. Une mer lisse et unie sommeille immobile dans sa laque. Puis explose en novas, se divise en filons de minerais, en sillons de roches, en couches de gâteaux. Le cosmos puis un une tranche de glace à plusieurs parfums. Le regard est pris au bilboquet de ces oscillations, de ce grand écart du grandiose au gourmand, de la vue au goût, de l’ouïe au toucher dans une désorientation des sens qui le noie dans la masse charnelle de la mer. Il devient tactilement, viscéralement évident que nous en sommes une invention parmi d’autres, qu’elle peut ré-engloutir, effaçant en quelques secondes son propre travail millénaire.
Alors oui la vue se trouble. L’image cesse d’appeler des images de mots et ne reste que l’image dans le bonheur de s’y enchanter d’une roue sans limite de possibles. Se mesure ce qu’il faut d’inconscience pour oser cette aventure : photographier la mer, la cadrer à un format qu’elle outrepasse de toute part. Sauf qu’à y aller comme là on y va, avec audace et humilité, c’est faire entrer dans une expérience de tous les sens, absolument physique et absolument métaphysique. Sensuelle et abstraite.
Dans la texture de l’image, le signe. Une écriture de la mer. Toutes deux implacables. Impeccables.
Photographies, prise directe. Papier satiné lambda, contre-collé sur dibond et encadré.
(2012-2013)