L’œuvre photographique d’Adrienne Arth – Matthieu Gosztola
Si « parler, ce n’est pas voir » (Maurice Blanchot, L’Entretien infini), s’il existe « une disjonction entre le voir et le dire » (Gilles Deleuze, Pourparlers), l’œuvre d’Adrienne Arth invite à une théorisation de la pratique photographique. Cette pratique du soleil sur le monde.
« Avec la Photographie, nous entrons dans la Mort plate », prévient Roland Barthes dans La Chambre claire. Sarah Moon, de qui Adrienne Arth est fille, même si elle entretient également des liens étroits avec des artistes comme Mario Giacomelli ou encore Saul Leiter, ne nie pas l’étreinte de la photographie avec la mort, écrivant : « Toutes les photographies sont le témoin, si ce n’est le souvenir d’un moment qui autrement serait perdu pour toujours ».
Ce moment élu devient dramatique à hauteur de son élection, sauvé de la mort autant que renvoyé à elle. Parvenant au présent de nos vies tout en signifiant irrévocablement sa distance, son passé.
Mais Adrienne Arth comme Sarah Moon s’attachent à montrer ― précisément ― en quoi « le regard est l’instrument par où la lumière s’incarne », ainsi que l’écrit Jacques Lacan dans « Qu’est-ce qu’un tableau ? » « Je suis regardé, c’est-à-dire je suis tableau », ajoute le psychanalyste.
Afin de faire en sorte que tout ce qui est regardé soit tel, Adrienne Arth s’attache à retravailler incessamment l’image, au moyen de la surimpression, par exemple, mais ce procédé, s’il est le plus visible, est loin d’être le seul : dégradations écloses lors du « développement » minutieusement orchestré (l’ordinateur ici n’est que le prolongement d’une sensibilité) ; tâches, accidents de lumière ; légers flous permis par un mouvement impromptu claquemuré librement dans son imprécision au moyen ― peut-on penser ― du temps agrandi de la pose…
Y a-t-il chez cette photographe une volonté de transformer la réalité, de la détourner à son profit ? Les modifications apportées sur le terrain originel de l’image sont surtout, contrairement à ce qu’il semble de prime abord, façon de rendre sensible la beauté de ce qui s’impose. De ce qui s’impose au point de tenir entièrement captive l’attention pour la faire se révéler à elle-même autant qu’à ce qui est.
Retravailler l’image, oui, mais pour lui permettre de se fondre en sa nudité originelle, celle-ci serait-elle fantasmatique. Aussi les modifications apportées naissent-elles entièrement de ce qui est capté, de son surgissement, de l’inattendu que cela projette et au sein duquel cela se meut.
Adrienne Arth nous force à renouveler notre rapport au monde, à faire en sorte qu’il devienne musical. Elle nous invite à considérer ce qui s’offre aux sens comme un ensemble infini d’harmoniques face auxquelles il s’agirait de s’accorder, les yeux ouverts – comme une main peut s’ouvrir – dans le cours du visible, nappe phréatique communiquant avec toutes les strates de l’émotion.
Et elle va plus loin que la photographe allemande Germaine Krull qui avançait : « Chaque angle nouveau multiplie le monde par lui-même ». Elle va jusqu’à cet aveu de Sarah Moon : « Quelquefois je ne suis même pas sûre d’avoir vu ce que j’ai cru voir ». Alors s’agit-il pour Adrienne Arth d’agrandir ce trouble, en pétrissant la pâte de l’image. « Une œuvre d’art », notait déjà Valéry, « devrait toujours nous apprendre que nous n’avions pas vu ce que nous voyons ».
Matthieu Gosztola
L’œuvre photographique d’Adrienne Arth www.libr-critique.com Octobre 2016